CHAPITRE V
Il y avait plus de gens entassés dans le petit dôme météo de la lune que ce n’était censément possible. Ysaye siégeait aux commandes, devant son ordinateur, David et Elizabeth penchés sur son épaule, et une demi-douzaine de camarades regroupés derrière eux. Le silence régnait tandis que l’écran affichait une nouvelle image à partir des données transmises par le satellite, et David prit une profonde inspiration, stupéfait et émerveillé.
— Sapristi !
Ysaye s’était déjà assurée qu’il n’y avait aucun pépin dans l’ordinateur ou le satellite, aucun virus dans le programme, et qu’aucun plaisantin ne faisait joujou sur l’astronef en transmettant de fausses données par le simple subterfuge de braquer un télescope optique et une caméra en dehors du dôme pour prendre des photos de la planète. Ces photos étaient mauvaises comparées à celles transmises par le satellite, mais elles prouvaient au moins une chose : les données étaient justes. Le temps ne se comportait pas normalement sur Cottman IV.
— Regarde ça, dit David, passant à Elizabeth la dernière carte météo sortie de l’imprimante.
Elle l’étudia, le front plissé de perplexité.
— D’où venait cette tempête ? demanda-t-elle. D’abord, il y a deux tempêtes qui disparaissent, et maintenant, en voilà une qui surgit de nulle part ! Il y a quelque chose en bas qui fait des trucs bizarres avec le temps.
— Quel genre de trucs bizarres ? demanda une voix derrière elle. Nous venons d’approuver l’atmosphère et d’autoriser un atterrissage de reconnaissance, alors ne venez pas me dire qu’il présente des problèmes !
Le Commandant Matt Britton, Chef de la Section Scientifique, venait d’entrer, et, malgré l’encombrement de la pièce, les autres s’écartèrent pour le laisser passer.
Elizabeth lui tendit la série de cartes météo, par ordre chronologique.
— Voyez vous-même, Commandant, dit-elle. D’abord, deux tempêtes disparaissent, puis un orage surgit sans aucun signe avant-coureur.
Elle branla du chef.
— Aucune zone de basse pression, aucune configuration d’orage, rien. Juste de la pluie.
Le Chef Scientifique étudia la carte, sans manifester aucune émotion.
— Vous avez une théorie quelconque sur les causes ? demanda-t-il au bout d’un moment.
— Aucune pour l’instant, reconnut Elizabeth. Nous surveillons la météo depuis quarante-huit heures, alors, ça commence à nous agacer. La meilleure théorie qu’on ait trouvée, c’est qu’il y a en bas une sorte de magicien qui a des pouvoirs sur le temps.
Elle secoua la tête.
Maintenant, le Chef manifesta quelque émotion, et levant les yeux sous ses sourcils broussailleux, la regarda avec réprobation.
— Proposez-vous sérieusement cela comme théorie, Mackintosh ? demanda Britton. Ce genre d’enfantillages est très bien dans vos chansons folkloriques, mais nous sommes une expédition scientifique, et je vous prie de vous en souvenir, fatiguée ou pas.
Elizabeth fut déconcertée par cette sévère réprimande, et l’approbation des autres assistants n’arrangea rien.
— Oh, trouve autre chose, Elizabeth ! dit le Lieutenant Ryan Evans, l’un des jeunes botanistes.
Elizabeth rougit et détourna les yeux. Evans était un ami de David, mais il ne lui avait jamais plu. Il était bel homme, et il le savait ; très grand, il se servait de l’avantage psychologique que lui donnaient ses quelques pouces supplémentaires pour impressionner les gens – surtout les femmes. Elle ne l’avait jamais vu autrement que dans l’uniforme des Services de Colonisation, malgré la coutume de se mettre en « civil » quand on n’était pas de service. Fortement charpenté, il fréquentait assidûment le gymnase pour se maintenir en forme, et utilisait son physique pour intimider ou séduire, selon le cas. La remarque d’Elizabeth semblait l’avoir mis en colère, mais cela arrivait souvent ; sa nature le poussait à dénigrer tout et n’importe quoi.
Perversement toutefois, son air dédaigneux et sa remarque presque insultante la mirent un peu en colère – assez pour justifier sa théorie qui n’était au départ qu’une plaisanterie. Ignorant Evans, elle se tourna vers Britton.
— C’est une idée farfelue, Commandant, temporisa-t-elle, mais la seule qui explique ce qui se passe en bas, car personne n’y comprend rien, et l’ordinateur non plus. Il n’était pas question de magie de contes de fées, d’ailleurs, et « sorcier » n’était qu’un mot pour tenter de décrire ce genre de personne hypothétique. Théoriquement, quelqu’un doué de pouvoirs psychiques pourrait disperser des nuages et les reformer, et cela semblerait de la magie à tout étranger.
Evans répondit, comme si c’était à lui qu’elle s’était adressée :
— Même en considérant les expériences débiles sur les capacités parapsychiques avec lesquelles vous avez fait joujou, je n’ai jamais vu de preuves concluantes quant à leur existence – et encore moins quelqu’un qui puisse s’en servir pour déplacer des tempêtes.
Elizabeth se mordit la langue pour ne pas l’envoyer promener, et garda son attention concentrée sur Britton. Après tout, Evans n’avait aucune autorité sur elle, il ne travaillait pas dans son service, et son approbation ou désapprobation ne comptait pas.
Britton branla du chef.
— Je suis obligé d’abonder dans le sens d’Evans, dit-il, comme à regret. Je n’ai jamais vu de preuves concluantes quant à l’existence des pouvoirs parapsychiques. Tous les résultats que vous avez obtenus, David et vous, peuvent s’expliquer autrement. Et je ne vois personne d’autre qui pense que des pouvoirs psychiques sont à l’œuvre ici.
— Peut-être, acquiesça-t-elle, mais vous devez reconnaître qu’il se passe des choses assez étranges. À ce stade, des sorciers ne sont pas plus invraisemblables qu’autre chose.
Elle fronça les sourcils.
— J’ai dans l’idée que, quand nous découvrirons la vérité, nous regretterons qu’il ne s’agisse pas d’une chose aussi simple qu’un sorcier.
— Bon Dieu ! grommela Evans.
Britton lui imposa le silence du regard. Evans était sous son autorité, et il savait qu’il valait mieux ne pas insister après un regard pareil.
— Eh bien, dit Britton, se retournant vers Elizabeth, je vous demande de m’informer quand vous aurez une théorie plus solide – ou une preuve de l’existence de votre « sorcier ».
Le ton était moins caustique, mais aussi condescendant que celui d’Evans, et Elizabeth rougit.
Ysaye grimaça. Ce n’était pas la première fois qu’Elizabeth était critiquée pour ses intuitions fulgurantes, totalement indépendantes de toute logique, mais qui donnaient parfois des résultats étonnants. D’humeur plus raisonnable, le Commandant Britton ne l’aurait pas si durement critiquée. Mais pour le moment il n’était pas d’humeur raisonnable.
Ysaye croyait savoir pourquoi.
Les satellites de surveillance fonctionnaient exactement comme prévu, et ils transmettaient des analyses merveilleusement détaillées de la composition chimique de l’environnement, mais, bien que l’air fût pratiquement parfait – et même plus qu’ils n’avaient osé l’espérer – la planète elle-même était peu coopérative. Un épais couvert nuageux et des tempêtes incessantes empêchaient de voir quoi que ce soit, à part quelques indices grossiers de la présence d’E.I. Car il y avait des E.I., c’était évident à certaines structures détectées par les satellites, mais le mystère restait entier en ce qui concernait les habitants. Les rares faits connus indiquaient qu’ils édifiaient des structures individuelles ou collectives qui pouvaient se regrouper en cités, et qu’ils cultivaient le sol. Le reste était un mystère – car, en les rares occasions où les nuages s’étaient dispersés, soit les habitants n’avaient fait aucune apparition dehors, soit le couvert forestier était impénétrable, soit les fameuses caméras capables de lire une plaque d’immatriculation à Nairobi étaient pointées dans la mauvaise direction et braquées sur un nouveau couvert nuageux.
Pas étonnant que Britton ne fût pas particulièrement de bonne humeur.
Ysaye profita du silence qui suivit pour changer de conversation.
— On sait à peu près quand nous atterrirons sur la planète, Commandant ? demanda-t-elle.
Étant donné que la Loi de Murphy[1] semblait fonctionner à plein, une expédition de reconnaissance était maintenant une certitude. La seule façon de découvrir quelque chose était d’aller voir en personne. Méthode dangereusement primitive, mais méthode éprouvée.
— Dans environ deux heures, dit Britton. Le Capitaine a décidé d’envoyer une navette de reconnaissance, qui atterrira ici, dit-il, montrant un point de l’écran où, pour une fois, aucun nuage ne voilait la vue. C’est proche de la chaîne montagneuse et couvert de neige, mais c’est un plateau, pour autant que la Cartographie ait pu le déterminer.
Britton fit une pause pour décocher un regard réprobateur à David, qui haussa les épaules, l’air de dire : « J’ai fait de mon mieux avec ce que j’avais. »
— Ça me semble arbitraire, comme la plupart des décisions, dit Evans. On aurait sûrement pu trouver une région plus hospitalière.
Au froid qui s’ensuivit, Ysaye comprit qu’Evans avait, une fois de plus, dépassé les bornes. Elle espérait que cela lui vaudrait davantage qu’une réprimande.
— Je ne prétends pas être dans le secret de tous les raisonnements administratifs, ou comprendre ce qui incite nos officiers supérieurs à prendre telle ou telle décision, dit froidement Britton, mais nous ne sommes pas en démocratie, nous sommes sur un astronef, et j’obéis à mes supérieurs sans discuter. Quiconque a des idées différentes sur la question est libre de sortir du dôme pour les méditer.
Evans pâlit et Britton ajouta, avec un sourire sévère :
— Il paraît que c’est la façon préférée du Capitaine de calmer les idées de rébellion.
Ysaye applaudit intérieurement. Evans était un xénobotaniste inspiré, mais il n’était pas très aimé de ses camarades. Britton n’aurait pas outrepassé son autorité en donnant suite à l’incident… et elle espérait qu’il le ferait.
Malheureusement, il n’en fut rien. Evans, lèvres pincées, hocha la tête avec raideur, et Britton eut l’air de se contenter de cette réaction.
— Cette zone a été choisie pour son isolement, éloignée qu’elle est à la fois des E.I. résidents et des cultures. Comme nous n’avons pas pu rassembler des données suffisantes sur les indigènes, il a semblé prudent de ne pas les approcher trop directement. Et comme nous ne savons pas comment ils réagiraient en cas de dégâts infligés à leurs cultures, on a également jugé prudent d’éviter les terres cultivées. Dans cette zone, nous avons peu de chances de brûler, écraser ou endommager quoi que ce soit. À moins, bien sûr, qu’ils ne cultivent la neige, ce qui ne semble pas très probable. Malheureusement, pour respecter tous ces critères, nous sommes obligés d’atterrir dans une zone relativement inhospitalière.
— Il y en a beaucoup, en effet, acquiesça l’un des assistants.
— Qui sera dans la première navette ? demanda un autre.
— Ce n’est pas encore officiel, dit Britton, mais comme il y a des E.I., le premier contingent comprendra une équipe complète de spécialistes en communication, même si nous n’avons pas l’intention d’établir les premiers contacts avant de les avoir observés un certain temps. Vous savez ce que c’est, ajouta-t-il, haussant les épaules d’un air expressif. On prévoit de ne pas établir de contacts, et les indigènes affluent quelques minutes après l’atterrissage, demandant à savoir qui sont leurs nouveaux voisins et s’ils doivent dérouler le tapis rouge ou se lancer dans une Guerre Sainte.
Quelqu’un rit nerveusement.
— En tout cas ils n’auront pas besoin de spécialistes en xénobiologie, xénopsychologie, anthropologie, linguistique, etc., dans la première vague.
Pendant ce temps, l’ordinateur avait modifié la vue affichée sur l’écran, et quelque chose attira l’attention d’Ysaye.
— Attendez, il se passe quelque chose en bas, dit-elle.
Tout le monde se redressa et attendit que l’imprimante crache une nouvelle carte.
David la prit et la tendit à Elizabeth.
— C’est ton secteur, Elizabeth. Tu vois quelque chose de nouveau et d’intéressant ?
— Pas à première vue, toujours la même tempête – mais elle me suffirait. Ah, maintenant je vois ce dont parlait Ysaye ; ça grandit rapidement, et je suis bien contente de ne pas y être. On dirait qu’il y a assez de cisaillements dans la tête des nuages pour arracher les ailes d’appareils aériens conventionnels. Mais tout est calme au site d’atterrissage prévu. Pourvu que ça dure, nous pourrons nous poser sans problème.
Elle passa la carte au Commandant Britton.
Il l’étudia et dit :
— D’après les premières observations, la plus grande cité de la planète semble se trouver quelque part dans cette vallée.
Il posa le doigt sur de gros nuages, sous lesquels, théoriquement, se trouvait la cité.
— Mais on ne peut rien voir sur cette carte.
— Ce n’est pas très loin des tempêtes mystérieuses, remarqua Ysaye avec satisfaction. S’il y a des sorciers, ils devraient se trouver dans les endroits les plus peuplés.
— Alors, bon sang, pourquoi atterrir en pleine montagne ? demanda Evans.
— Ah ! là ! là ! vous n’écoutiez donc pas, Lieutenant ? dit Ysaye, assez contente de pouvoir lui envoyer quelques piques. Notre officier supérieur vient de nous expliquer que cette mission n’a pas pour but d’établir les premiers contacts, et pourquoi.
Elle eut un sourire suave.
— Si je me rappelle bien, Commandant, vous avez dit clairement que nous devions observer les indigènes sans être vus, puisque nous sommes incapables de faire ces observations en orbite. Vous avez dit également que nous atterrissions dans ce qui semble un désert glacé, pour éviter d’endommager quoi que ce soit que les indigènes considéreraient comme précieux.
Evans bouillait intérieurement.
— Moins de risques d’incendier une ville ou une récolte, ou de bouleverser les indigènes, acquiesça joyeusement un jeune officier. Et si leur culture est pré-industrielle, on pourra les observer plus longtemps avant d’être obligés de plier bagages. Dis donc, Evans, où étais-tu quand on nous a fait toutes ces conférences sur le pré-contact, le contact et le post-contact ? Tu dormais ?
Les ricanements firent rougir Evans.
— C’est du moins ce qu’on prévoit, intervint David, avant que son ami ait pu dire ou faire quelque chose d’impardonnablement stupide. En tout cas, j’espère faire partie de la première fournée. Nous avons toujours besoin de nouveaux dialectes pour l’ordinateur linguistique.
L’air furieux, Evans regarda autour de lui et ne vit aucune sympathie sur aucun visage, à part celui de David. Alors, rassemblant ce qui lui restait de dignité, il se redressa, et, d’un pas raide, se dirigea vers un tube conduisant dans un autre dôme. Ainsi privés de distraction, les autres l’imitèrent bientôt. Dès qu’elle fut seule, Ysaye se remit à travailler sur la série de cartes.
Elle avait assez de bon sens pour ne pas parler de « pouvoirs parapsychiques » devant le Commandant Britton, mais elle avait toujours l’impression qu’à un certain niveau, elle savait ce qui se passait – et que la théorie d’Elizabeth sur les sorciers n’était pas aussi farfelue qu’il paraissait.